Julie Calabrese
Quand elle réalise cette série « visages d’espaces » en Australie en 2014, Julie Calabrese a 22 ans. Jeune photographe française autodidacte, adepte du Nikon F2, amoureuse éperdue de Melbourne, elle nous ramène de la ville un témoignage de sa banlieue nord, quartier où se développe la scène artistique alternative. Comme partout ailleurs, ces lieux improvisés, souvent subversifs, sont “rattrapés” par l’uniformisation tentaculaire des grandes zones urbaines et destinés à une gentrification cannibale qui sous couvert de mixité sociale est souvent le cheval de Troie à une récupération marchande impatiente. Julie a voulu gardé l’authenticité de ce quartier dans ses images, et avant que tout cela ne disparaisse, raconter son histoire sous forme d’un carnet intime.
Chercher du sel
Julie nous dit : « Afin d’exposer le contexte de cette série, il me semble nécessaire de donner une brève illustration de ces espaces : Une ancienne banque, The Bank, dans le quartier de Preston est l’un des lieux essentiels de la vie artistique de Melbourne. Elle a été réinvestie par de nombreux artistes, à la fois comme habitation, comme espace de travail et de production et comme scène performative. On projette de la démolir d’ici octobre 2017. Le deuxième espace évoqué dans mes photographies est un lieu principalement résidentiel dans le quartier de Northcote et qui a déjà été détruit. Il a été pour moi autant un espace d’habitation que de création, en relation constante avec ses autres habitants, Mladen Milinkovic et Georgia Greenway, sujets constants de mes photographies. Enfin, The Tote est une salle située dans le quartier de Fitzroy où s’invite la scène alternative de Melbourne. Cette série n’est donc qu’un bref morceau de mémoire de ces quartiers et cette mémoire est principalement véhiculée par les visages qui habitent et font vivre ces espaces. »
Si l’on accepte de voyager sur des visages comme sur les littoraux d’Australie, alors Julie nous convie à l’exploration d’un territoire précis, un territoire intime qui a été le sien, territoire intime qui a été celui de ses amis et d’une jeunesse qu‘elle a connue, territoire si proche et pourtant si lointain dont les visages nous semblent familiers, familiers parce que ceux d’une jeunesse qui pourrait être celle d’ici mais qui est celle des antipodes, nos cousins qui dans l’espace et dans le temps sont les arrière-petits-enfants européens et aborigènes d’un continent légendaire. Nous sommes donc à Melbourne. Plus précisément dans le Nord de la ville. Dans une ancienne banque réinvestie par la gratuité de l’innocence et de son sang fabuleux. Au fil des images, Julie nous emmène aussi dans une maison, une maison qui avait un jardin et qui n’existent plus aujourd’hui, nous le savons… Parenthèses de lieux enchantés, refuges d’un état d’esprit, il est de ces lieux que nous avons tous connus, cristallisant peut-être une incandescence, celle de notre jeunesse, les maisons éternelles de nos mémoires immaculées, ces lieux qui pour la plupart, si nous avons un peu vécu depuis, n’existent plus non plus sauf dans les jardins de nos propres songes, petites maisons en bois, en pailles ou en briques, c’est selon, selon l’époque où nous les avons bâties, petites maisons dont le loup du temps se chargera bientôt d’en déchausser les soubassements.
Les volutes grises qui font les images de Julie sont comme des vapeurs et des fumées. Fumées de cigarettes, fumées de tasses de café, fumées de brumes ajournées, vapeurs des embruns et des rosées. Nous baladant dans ces fragrances de gris, dans le riche attrait des anthracites et le bouquet soyeux de matière argentique, des corps se touchent, se frôlent, des corps se relâchent, et parfois le font-ils dans les silences d’entre deux tempêtes, deux beuveries, deux concerts. Sensualité des gros plans, des lumières creuses du matin austral, mémoires des corps reniflés, des corps aimés, désirés, mémoires des lieux, les uns étant aussi parfois les autres, visages et rivages s’interpénètrent dans une sarabande mélancolique de chaque instant. Julie a aimé cet endroit, elle y a vécu, Julie a aimé ces gens, ça se voit, ça se sent, avec les doigts et la bouche, pas seulement les yeux. Sur les doigts et la langue ça pique encore d’épices, les visages sont des rivages, le sel de la sueur, le sel d’argent, le sel des corps, l’argent d’une banque vaincue, l’argent du sel de la mer, la mer photographique avec ses déferlantes de souvenirs, épices sur nos yeux qui piquent, car dans les larmes aussi il y a du sel… Du sel il y en a peut-être aussi dans la lumière du jour, dans la lumière du soir, sur les corps avachis et endormis, qu’ont-ils fait ces corps ? Ont-ils digéré le vœu de la nuit ? Ces visages vont-ils pleurer un jour ? Éloge d’énergies adolescentes, saupoudrage d’un chagrin souterrain, tristesse sourde, envisagée, visages de lumière ayant pour combat le virage de l’oubli, ce que fait ici Julie, comme tout photographe : elle participe à l’ensemble des forces qui luttent contre la nuit…
Pour dissiper la nuit, il y a le goût du sel et celui du plan rapproché, pour aller chercher la lumière sur la peau, la fleur de sel qu’il faut happer avec la langue de l’objectif, regards doux face à nous, qui autorisent, mains qui caressent, bustes qui invitent, jambes comme une jetée, ces choses du corps qui contribuent à l’intimité de la pénombre. Contre le noir lutte des peaux blanchies par le sel, les corps y sont dénudés, parce que râlant de chaleur, regard suprême isolé dans la foule, regards nus, bouches perdues d’un instant d’amour, suspensions des regards bienveillants, suspensions des bouches qui s’ouvrent, sourient, boivent, esprit d’urgence, esprits pressés de fuir, de jouir, corps impatients comme le dit l’autre. Travail sur le gris, sur l’entre deux, entre deux néants, entre deux vies, entre deux espaces, entre deux visages, deux rivages, modulation des tons pour en exprimer la fidélité de la mémoire, se rappeler que c’était complexe, lutter contre la simplification de nos souvenirs, des souvenirs simplifiés forcément par la chair, la matière grise qui est faible : pas de noirs ni de blancs, mais du gris pour nourrir le gris. Entre deux, entre gris, entre enfants et adultes, entre constructions et destructions, corps absents et corps éveillés, entre rêve et conscience, fédératif et individuel, proximité de ceux qui nous ressemblent ou nous ont ressemblés et impossibilité de comprendre au-delà de nos propres références.
En jonglant ainsi entre fragilité de ses songes et survie de la mémoire collective, documentaire et journal de bord, Julie Calabrese est passeuse des volutes d’une communauté. Elle en décrit les évanescences, mais aussi le sel, le sel qui bien souvent se mélange au sable… Dans ce temps du littoral qui est aussi plage des jours, dans ce Melbourne qui a été son Australie à elle, se déplie la beauté et la mortalité de ceux que Julie a chéris. Proche de l’imagerie de Nan Goldin et de la famille des auteurs sensualistes, il y a cet œil particulier qui renifle et qui goûte, cet œil qui étanche les soifs et n’en rassasie pas pour autant les chagrins de sel, car la photographie, quand elle est chargée du moteur de l’intimité, est une chambre noire à coucher, conçue pour l’amour comme pour la mort, une chambre dont les draps sont vides mais encore rayonnant de la chaleur du corps de l’autre, et même s’il vient juste de quitter la pièce, peut-être définitivement, vous comme moi, nous le poursuivons dans les couloirs, pétris de son regard, pétris de son odeur, c’est un réflexe, une réponse innée, un mécanisme infaillible qui définit vraisemblablement ce qu’est la bouleversante impuissance photographique.