CINÉMA

Images fixes, images mouvements, à Cleptafire nous aimons les deux, l’occasion donc de revenir sur des chefs-d’oeuvre du 7ème art ou d’évoquer sorties films, festivals, et autre actualité cinéphile.

RAGE AGAINST THE MACHINE / Par Yann Datessen

Lorsque le train de Blake entre dans la longue plaine en direction de l’ouest, son avenir n’est garanti que par un bout de papier, l’enveloppe par laquelle la fonderie Dickinson lui signifie son embauche. Mais Blake est un homme de son temps, un citadin confiant, il croit au progrès, il croit au papier et il croit au rail. Bien assis dans l’antichambre de la modernité dont il porte fièrement les habits, il somnole auprès de semblables toilettés, sur ce parterre de lignes plates, celles que les nouveaux entrepreneurs ont rivées au sol à l’aide de chiffres, c’est l’horizontale débouchée d’une l’Amérique qui se construit sur les cendres du peuple vertical, le peuple aux tipis et aux totems.

La ville qui attend Blake porte le nom prometteur de « Machine », rassurant pour qui voue son âme aux nuages des cheminées, rassurant pour qui compte le capital des mustangs de fer. Pourtant quelque chose cloche, un mécanicien à gueule de suif le met en garde, « moi je ne ferai pas confiance à un bout de papier… », « surtout s’il provient des fonderies Dickinson » ajoute-t-il. Le gars des fourneaux a tout d’un ange noir et ce bout de papier à l’estampille préindustrielle tout d’un pacte faustien…. En attendant, l’ouest qui défile est encore sauvage : les forêts, le désert, la neige des montagnes, les premiers passagers civilisés ont cédé leur place aux trappeurs bourrus de toute sorte, les tunnels qui sont de longs fondus au noir font comme si l’on descendait sous terre, dans le ventre d’une nation naissante, là où l’on retrouve son code génétique. Dans cette enfilade d’excavations aux roches de plus en plus acérées, ellipses dans lesquelles la locomotive et Blake ravalent leur fierté, une scène surprend bientôt l’une des réalités de l’ouest : à travers les fenêtres de son wagon, des cowboys dégénérés font des cartons sur les bisons des collines, ce symbole de l’Amérique avant les américains*, Blake, lèvres blanches, déglutit de peur, fin de l’intro, cut, envoyez le générique : bienvenu dans l’ouest sauvage (*c’est du haut d’hélicoptères que les mêmes cowboys d’une Amérique adolescente allument, dans les rizières, les vaches du Vietnam dans un Kubrick à chemise de métal).

A destination, quand Blake s’engage dans la rue principale d’une bourgade sinistre, cellule souche d’un pays où « ça va saigner », le cauchemar prend un peu plus forme : défilent alors la crasse et la misère, les crânes cornus de milliers d’animaux entassés, les boîtes en bois pour les morts, un cheval qui pisse à même la chaussée, une professionnelle et son client qui n’ont pas attendu d’être à l’abri des regards, le western romantique en prend pour son grade… Au fond de ce décor granguignol, les cheminées de l’usine attendent Blake, Blake, poète des chiffres, chapon melon et veste de clown triste.

Puis tout s’accélère, inéluctablement, ça s’appelle le destin : le poste promis à l’usine a été donné à un autre, violence des hommes mais aussi du système. Incrédule et sonné, le comptable échoue dans le bouge de Machine qui n’a plus que la nuit à lui offrir, ou plutôt à lui vendre. Un saloon éclairé et une pute repentie l’accueillent, l’un sert encore à boire, l’autre marchande des fleurs en papier, le même papier qui portaient la promesse de son avenir. Puis, parce qu’il ne trouve pas le réconfort chez le premier mais refuge dans le lit de la seconde, c’est le massacre : un ancien amant fait irruption, la vendeuse de papier y laisse sa peau, Blake prend une balle, il riposte, tue son assaillant, s’enfuit…

Le lendemain, à son réveil, souffreteux quelque part dans les collines, Blake, l’homme blanc qui s’appelait presque noir, fait la connaissance d’un indien presque blanc car de sang mêlé, de la tribu des… Blackfoot ! Comble du raffinement, l’indien se fait appeler : « personne ». Personne essaye de soigner Blake, sans succès, la balle est trop près du cœur ; la balle voyage elle-aussi, dans le ventre d’un excommunié, un américain trop tendre, cette balle en fer blanc tirée avec de la poudre noire : une locomotive en miniature dans la poitrine d’un égaré. Entre temps, à Machine, la tête de Blake est mise à prix, trois chasseurs de prime sur mettent sur sa piste. Commence alors une errance dans les forets glacées des grandes rocheuses, ces géographies tour à tour luxuriantes et arides, ponctuées par la guitare fantomatique de Neil Young, symbiose génialement improvisée entre l’image et le son, ascenseur pour l’échafaud de l’ouest indompté.

Les nuits et les feux de camp se succèdent, on s’y parle : à cause de l’homonymie, Personne voit en Blake la réincarnation du poète-peintre anglais William Blake, boucle ligotée d’une narration circulaire, d’anti-héros qui tournent en rond dans une forêt de correspondances et de symboles, d’un messie revenu sur terre pour châtier ces « cons de blancs ». Mais Blake, second du nom, lui l’avoue : il ne connaît rien à la poésie ; il pensait aller vers le progrès, il n’a rencontré que la déshumanisation d’une époque nouvelle résumée par « Machine », la ville usine, embryon du libéralisme et tueuse du petit peuple dont « l’ambassadeur », le mercenaire Cole, est un tueur sadique, anthropophage à ses heures, métaphore d’un système aveugle qui dévore tout.

Bon gré, mal gré, Blake finit par épouser la poésie, sa poésie qui est celle d’un autre, seule échappatoire à la connerie, seul contrefeu capable de souffler les incendies des colts, de donner du sens dans l’errance, culture contre nature, il tuera même encore en son nom, son nom à lui maintenant aussi est personne… Dès lors, peu à peu, la structure de la narration se délite, place non plus à la prose mais au vers libre : les repères géographiques sont de plus en plus flous, la blancheur spectrale des troncs de bouleaux et des neiges immortelles le disputent aux vertiges et évanouissements d’un ancien compteur de chiffre devenu conteur de fleuve : un bateau sera sa dernière demeure.

Après ce long voyage initiatique Blake meurt, l’indien son ami l’accompagne, ce sont les vaincus de l’histoire, ils auront lutté jusqu’au bout avec panache et humour, mélancolie et solennité, ils auront lutté contre une Amérique brutale, prosaïque, dominatrice, décérébrée, raciste, pré-libérale, sédentarisée, Blake et personne auront ainsi tenté de venger tous les poètes de l’Amérique : les demi-portions, les efféminés, les gros, les putes, les rêveurs, les laisser pour compte, les exilés, les vagabonds. C’est une rage toute Baudelairienne qui anime cette errance dans le préquel d’une Amérique aux westerns faussés, une rage contre la Machine et sa ville éponyme, une rage noire et blanche contre un Hollywood aurifère et colorisé.

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