Katy Grannan
“Art Models. Artist / Photographer (female) seeks people for portraits. No experience necessary. Leave message.”* C’est l’annonce sibylline avec laquelle Katy Grannan a débuté les aventures des trois séries que nous présentons. D’abord publiée dans les journaux locaux du Nord-Est de la côte américaine, Katy se rend ensuite à l’autre bout du pays, le point de départ pour un travail similaire avec la population californienne. Le résultat de ces rencontres intimistes improbables, ces rendez-vous fous, inquiétants, bouleversants, nous le présentons ici pour le portfolio de cette immense photographe née en 1969 à Arlington, Massachusetts, USA.
Trou de verdure.
Par Jean Faure
Qu’ils sont étranges ces personnages qui ont accepté de suivre Kate loin de leur quotidien, quelque part au bord de l’eau, dans un fourré, une clairière. Quel est donc l’élan qui les a poussé à répondre à cette annonce pour le moins laconique ? L’ont-ils fait par désœuvrement, narcissisme, incrédulité, défi lancé à eux-mêmes? Ces questions-là nous effleurent, un temps. Puis, parce que ce ne sont pas là les enjeux principaux, nous nous en posons d’autres : l’avant n’a pas l’importance de l’après, et, plus près de l’image, nous nous demandons ce que Katy peut bien réserver à ses dormeurs du val. “Allongés” et en “pleine nature”, voilà pour le canevas du scénario. Avec des nuances dans la façon de procéder : recroquevillés, adossés ou étendus de tout leur long, les postures sont variées; certains modèles paraissent alanguis, comme somnolents, dans un état de semi-conscience, d’autres comme jetés à terre, sont aux ordres, livrés et attentifs… Ces corps cachés dans un trou de verdure, immergés dans l’eau ou posés sur le sable d’une plage, épousent la plupart du temps une longue diagonale à travers cadre, et, la main posée sur la cuisse, regardent invariablement l’objectif.
Une “mise en place” esthétique stricte que l’on sent toute à la fois minutieusement préparée et au dernier moment, peut-être, court-circuitée, improvisée : au gré d’une lumière ou d’un décor chinés au détour d’un buisson. De cet empressement que l’on devine, il y a une connivence inquiète, un fil ténu entre regardeurs et regardés. Sur des attitudes effarouchées ou nonchalantes, ces gens mis au sol doivent lever les yeux vers nous, et de notre point de vu, comme un oiseaux posé sur une branche, nous plongeons tout droit sur leur corps, fondons sur eux, instaurant en filigrane une domination latente, un épanchement sauvage, une accélération immédiate de la vision, la découverte entre les feuilles de ce que nous n’aurions peut-être pas dû voir : cet oiseau que nous sommes serait-il un oiseau de proie ? Et ces corps, ceux d’avant un crime ? Etrange.
Etrange ce contraste entre l’apparente autorité d’une mises en scène et son traitement formelle d’une douceur et d’une empathie particulière : délicats accords des couleurs, demi-teintes et demi-valeurs dominantes, clarté d’argent passée au tamis des nuages, ou soleil d’hiver rose, venant discrètement entre les feuilles danser avec l’ombre des sous-bois. Une sensualité inquiétante se dégage du vibrato entre le fond et la forme, une ambiance chargée d’arcanes et de sous-entendus. Dans ces trous de verdure où chante une rivière et moussent des rayons dorment des êtres rimbaldiens, des corps ambigus, glorieusement avachis, accueillis par une nature bleue, et comme blessés de leur provenance, venus ici chercher le repos d’où ils viennent, à moins qu’ils ne soient en danger d’une mise prochaine au tombeau…
Sous nos yeux, dévêtis d’une partie de leur fardeau, lavés par une lumière choisie, un fond de nature en guise de berceau -ou de mausolée, parfumés par le rituel d’une pose photographique, nous hésitons à savoir qui nous sommes, nous regardeurs, quel rôle par son entremise Katy Grannan nous fait jouer. Car de tous ses procédés, la résultante la plus troublante c’est que, sans nous en rendre compte, presque à nos dépens , nous rencontrons, au sens premier du terme, ce personnage qui est allongé face à nous, nous faisons partis du tableau, un peu gêné d’être là, avec lui, dans cette promiscuité de verdure. Ainsi, sommes-nous menaçants ou bienveillants, surprenons-nous un sommeil, une hibernation, une sieste ou alors une scène de crime, un petit jeu macabre, devenons-nous des complices ou des promeneurs prêts à tendre une main de réconfort ? Choisissons-nous ou sommes-nous choisis ? Qui mène la danse ?
Dès lors, plusieurs chorégraphies sont possibles pour ces gisants magnifiques : acculés, sans autre alternative que de se laisser “tuer”, c’est face contre terre qu’ils peuvent se laisser engloutir par les éléments, se fondre dans le décor, s’endormir d’une blessure au flanc droit, un mal infligé peut-être par nous, ou quelqu’un avant nous ? Ou sinon : dans la course effrénée des urgences de leur vie, ce petit moment où Katy les a invités à s’étendre, ils peuvent aussi tricher, jouer le jeu de la pose, jouer le jeu de la photographie, ne rien livrer d’autre que leur crainte ou l’envie de “paraître”, et nous pareillement : n’être là que passants.
Enfin, ces êtres ont aussi le choix de “s’ouvrir”, de devenir les patients en salle d’attente d’une nature psychologique et curative, d’y abandonner un peu plus que des vêtements, devenir les patient en salle d’attente d’art, un matelas de cresson sous leur ventre, se laisser aller au regard venu fertiliser leur humanité, leur beauté extravagante. Dans ce cas de figure, il y a comme transfert, la nature est un divan et nous sommes aux chevets de corps qui se mettent en pause -ou pose… Et c’est au modèle de choisir son regardeur : prédateur ou thérapeute, au modèle de choisir son transfert : amoureux ou hystérique.