CINÉMA

Dans la rubrique de Manouk Borzakian, il s’agira de cinéma. Images fixes, images mouvements, à Cleptafire nous aimons les deux, l’occasion donc d’évoquer chefs-d’oeuvre, sorties films, festivals, et autre actualité cinéphile.

En 1980 sort Le roi et l’oiseau, réalisé par Paul Grimault sur un scénario de Jacques Prévert. Démarré en 1946, le projet avait abouti en 1953 à une version reniée par son auteur, qui est parvenu à se réapproprier son travail près de 30 ans plus tard. À l’arrivée, ce chef-d’œuvre intemporel et inclassable, hymne à l’amour et à la liberté, distille un message de révolte contre toute forme d’autorité. Il raconte comment la transgression de l’ordre social et spatial permet de révéler celui-ci, pour mieux le renverser.

Dès les premières images, pas de doute possible: Le roi et l’oiseau est un film vertical. L’espace diégétique, mais aussi le récit dans son ensemble, s’articulent autour d’une opposition entre haut et bas formant, dirait le philosophe Éric Dufour, la « loi d’intégration » de l’œuvre de Paul Grimault.

Ordre spatial, ordre social 

La forme de la ville-État sur laquelle règne le mégalomane Charles V-et-trois-font-huit-et-huit-font-seize, les trappes dans lesquelles celui-ci précipite ceux qui ont osé lui déplaire, les statues du monarque aux dimensions improbables, les escaliers gigantesques, la liste – à la Prévert, bien sûr – des niveaux de l’ascenseur royal, tout dit la verticalité du royaume de Takicardie.

Si l’on ajoute l’appartement secret du roi au 296e (!) étage et quelques contre-plongées anxiogènes, on comprend vite que cette structure spatiale matérialise une structure sociale très inégalitaire. Et qu’elle reflète le caractère oppressif, presque totalitaire, du régime.

Il faudra une bergère et un ramoneur échappés d’un tableau, épaulés par un oiseau gouailleur sorti d’un poème de Prévert, pour menacer cet ordre social et spatial. Or, contester l’ordre, c’est transgresser, c’est-à-dire traverser les frontières matérielles et symboliques. Ce n’est pas pour rien si l’une des scènes les plus marquantes du film, la longue fuite de la bergère et du ramoneur, est rythmée par le franchissement de discontinuités en tout genre : pont-levis, arcades, grilles.

Ce n’est pas pour rien non plus si la scène nous mène dans la ville-basse, dont on découvre alors l’existence. Transgresser, c’est révéler l’existant : sous l’imposante structure extérieure, un monde de misère rend possible le faste du royaume de Takicardie, à l’abri des regards.

Révéler l’existant, ouvrir le champ des possibles

Les idéologies dominantes effectuent un travail continu de dissimulation: le maintien de l’ordre nécessite une occultation de ce qui le rend possible, ce qui passe souvent par une mise à distance. La transgression de la bergère et du ramoneur consiste alors précisément à rendre visible ce qui ne l’était pas, à révéler l’existant. Révélation double: on découvre l’existence de la ville-basse et les prolétaires qui l’habitent vont découvrir l’existence du royaume qui les surplombe et existe grâce à eux.

Révéler l’inexistant, rendre visible l’invisible, c’est aussi rendre possible l’impossible. Le séjour du couple amoureux dans la ville-basse, la rencontre avec celles et ceux qui y croupissent et, surtout, la libération des fauves vivant dans les tréfonds du royaume sonnent le début de la révolte et annoncent le renversement de l’ordre existant. Le retournement de la violence de l’État contre lui-même, avec l’aide de l’oiseau, encore lui, fera le reste.

Grimault et Prévert ne proposent pas, c’est vrai, de pistes pour un monde meilleur. Ils ont tout de même un programme clair: rendre visibles toutes les cages. Puis les détruire. C’est déjà ça.

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