Lola Guerrera

Née à Cordoue en 1982, Lola Guerrera est une artiste pluridisciplinaire, elle mêle dans son travail sculpture, photographie et installation. Ses matériaux de prédilection sont le papier et le fil qu’elle met en scène de manière artisanale dans des installations longues et minutieuses. En témoignent ses séries « Cotidianidades » et « Delights in my garden » dans lesquelles elle s’essaye à une utilisation créative du papier en enveloppant tous les meubles d’un appartement ou en créant des milliers de figures d’origamis qu’elle installe ensuite dans la nature. Sa dernière série, « Nebula Humilis », est une recherche sur les effets « sculpturaux » que peuvent produire des matériaux éphémères et volatiles comme la fumée et la poudre à canon. Dans cette série, l’imprévisible et l’aléatoire tiennent une large part.  Il en résulte un enchaînement de photographies empreintes de beauté et de symbolisme.

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Née en 1982 à Cordoue (ESPAGNE)

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Laissez voler les petits papiers

Par Mathieu Lecocq

Si vous voulez tout savoir, Lola Guerrera est née en 1982, puis elle a eu un master prestigieux de photographie en 2008, par la suite : des concours, des prix, des galeries et leurs notices explicatives et conceptuelles, tout ça tout ça,  puis elle s’est amusée à emballer notre intérieur en 2010 dans sa série des Cotidianidades.

Le papier est blanc, les ombres le grisent ; l’emballage, c’est un vieux truc, ça vous rend les hommes beaux, loqueteux ou puissants, ça vous fait des moines, des cadeaux, ça fait signe et ça protège, ça dit la valeur, ça fait mine de cacher, parfois ça se déchire. Ici, l’emballage colle à la peau des choses, il dit la forme. Le papier neutralise les objets pour en garder le relief, et soudain c’est la lumière qui sculpte, qui nuance, qui dessine, estompes de gris ; la fête d’anniversaire est réduite à ses formes, ironie doucereuse de la célébration empaquetée qui semble figée, comme une vieille photographie noire et blanc que l’on retrouve dans un marché, c’est à dire à la fois anonyme et familière, mais cette scène est surtout arrêtée dans la vie car dépeuplée : nulle part une main, un corps, pour déchirer, faire surgir le bois, le verre ou la pâte d’amande au delà de la seule forme, la fête est réduite à sa forme de fête, imperméable, et elle nous semble aussi incarnée, étrange, qu’un corps de momie réduite à son linceul.


Comme souvent dans cette série des Cotidianidades, au centre, la lumière irradie et c’est comme un fantôme qui soupire. Elle nous rappelle seulement, en l’esquissant, qu’il y eut de la vie dans cette scène préservée mais hantée par ses absents. 52 ans, 25 ans, la tragédie est la même. Peut-être est-ce ici la photo-souvenir qui se révèle dans son essence : son incapacité à ne rien retenir d’autre que des absents dans des cadres à la fois étranges et familiers ; allez-y, allez gratter dans les boîtes kodak de vos mamans, vous verrez…Mais l’artiste ne s’arrête pas là. Dans ces instantanés de limbes, d’après-vie mal assumée, elle invite des figues, bien vertes, bien roses et découpées ou encore des vêtements de femme, abandonnés là comme avant une douche. Ces touches de couleur, c’est l’irruption du vivant. Tout s’inverse, ce sont les limbes que nous hantons, c’est la vie qui s’impose malgré tout dans ces scènes où les choses semblent rendues inaccessibles. On imagine les corps, ici qui mord dans le quartier juteux d’une figue en observant le temps par la porte fenêtre, là qui se délasse sous une eau chaude et réconfortante, mais on ne voit rien. Désormais les absents habitent la photographie, et donc sont bels et biens présents, car finalement, s’il faut être juste avec elle, la photographie est aussi capable de faire pulser nos souvenirs avec un peu plus de pulpe, un peu plus de vie, car, malgré tout, nous sommes de prodigieuses machines à habiter les choses, quand bien même figées.

Mieux encore ! De ces fameuses limbes de papiers, de ces formes neutralisées, dépeuplées, Lola Guerrera fait surgir des figures surprenantes, comme ces souvenirs pénétrés de nos rêves : des animaux d’Afrique défilent en léger contrejour sur le rebord d’une fenêtre, noircis par les ombres, ils se découpent du gris qui domine, ils se détachent presque du papier et semblent en mouvement. La vie n’est plus exogène, elle surgit du papier même, et paf, des ballons dauphins qui s’enracinent dans les airs. Cette fois-ci, l’artiste joue plus sur la mise au point que sur le contre jour mais l’effet est le même : une figure se détache de la matière même du gris. Et quelle figure ! Une chimère, une de ces rencontres fortuites, poétiques, qui désarçonnent notre raison et nous poussent à penser autrement. L’animal et le végétal, la nature, s’y articulent entre eux, forment un arbre qui flotte, qui s’impose à nous dans toute son étrangeté, évacuant du revers de la nageoire caudale ce que le quotidien peut avoir de gris, de dépeuplé, de stérile. On ne pourra jamais échapper au mystère des choses, même les plus quotidiennes, ni à leur force d’évocation.

Et tout cela est contenu dans ces intérieurs empaquetés.

Forcément, l’imaginaire nous travaillant jusque dans la grisaille, ça finit par s’envoler !

Et les grues de papier, comme échappées des Cotidianidades, virevoltent dans la nature, celle-là même que les romantiques aimaient à retrouver afin de se frotter un peu au sublime ; des joncs décoiffés sous un ciel tourmenté, une cascade tumultueuse et luxuriante, des rocs qui se taisent, qui en imposent, une vallée aux collines enchevêtrées comme autant de vagues de terre.

                Et les grues.

                Flip. 

                Flap.

Flip.

Delicias en mi jardin, le titre pourtant nous étonne : nous sommes loin de la vague prête à déferler dans laquelle le jeune Hugo se reconnaissait. Le délice, c’est éminemment humain, sophistiqué ; la gourmandise parée d’une étole élégante, le bonbon dans son papier brillant,  ici l’essaim de grues de papiers, à ce point enchanteresses qu’elles subordonnent la nature à nos rêveries… Qu’elles déjouent l’érection noueuse d’un arbre ou soulignent la placidité des roches, qu’elles semblent le souffle même sur une plage sans mer ou qu’elles ponctuent en rondeur le surgissement de l’eau, les dessins que les grues composent sont comme d’invisibles fondations que l’on aurait révélées. Il y a dans ces clichés comme un mystère que l’on dénoue et leur beauté nous frappe, mais sans aucun sentiment de danger, sans non plus que nous nous sentions tout petit face à l’immensité du monde, non, c’est l’inverse plutôt, on a envie de s’étirer les orteils bien à l’aise sur une chaise longue pour observer le vol des grues, on se retrouve dans cette nature comme chez soi.

L’artiste, en déployant dans ces paysages choisis sa fantaisie de papier, en cloisonnant qui plus est tout cela dans le cadre photographique, a changé d’histoire, elle n’en est plus à se confronter à l’opacité fondamentale du quotidien, des choses ; c’est bien la grande aventure du jardin qu’elle est en train de nous narrer. C’est à dire cette nature domestiquée par le génie humain, contenue, habitée de telle façon qu’elle en soit réduite à sa plus douce aménité. Cela se voit jusque dans la colorimétrie, désuète, légèrement désaturée, refroidie, violacée, coupée du naturel, mais tout en douceur… Or quoi de plus délicieux quand, confortablement confronté à un paysage, l’homme en discerne les soubassements, les énergies tramées et mouvantes, si bien qu’il soupire d’aise en faisant tinter les glaçons de sa caïpirinha, tel un colon devant sa plantation ?

Bien entendu, on finit toujours par tomber de sa chaise longue, nul n’est à l’abris d’une bourrasque, vanitas vanitatum omnia vanitas !  Et Lola, la maline, nous en informe en choisissant d’investir ses jardins avec des grues de papier, ces fabrications à qui l’on prête des vertus votives au Japon, toutefois éminemment fragiles, facilement balayées par un vent indifférent. Notre mainmise sur la nature est toute relative et forcément temporaire, alors il nous reste toujours la photographie pour tenter de figer nos âges d’or, pour qu’on ait un petit morceau de sublime à ramener aux amis de ce voyage à Delphes, un sublime petit morceau de Jean-Claude was here, pour qu’on raconte, autour des cacahuètes, ce qu’on a vu là-bas, ce qu’on en a compris, ce qu’on y a imaginé. Mais au final, des morceaux de papiers. L’homme a pour les émotions des réflexes d’écureuil avant l’hiver, la chaise longue en plus.

Puis ça explose en nuages humbles.

Enfin humbles, rarement, je soupçonne à ce propos une certaine ironie (ou peut-être est-ce un réel accès de modestie au vu de l’ampleur des nuages naturels), dans le nom de la dernière série qui nous intéresse, celle des Nebula Humilis.

C’est plutôt  une impression de force qui nous frappe, toutes ces pierres, ces paysages arides, ces volcans réinventés au profit d’une carrière ; on s’attend d’un moment à l’autre, derrière la fumée flashy, à ce que surgisse un super vilain grotesque et hilare de la série Bioman sur lequel on zoomerait par à-coups. Mouah ah ah ! je suis la volonté de puissance qui se cache derrière les grues pulvérisées et je vais conquérir le monde ! Pourtant, la fumée se fait plus discrète, elle rampe semble-t-il, forme un brouillard jaune duquel un spectre amateur du jeu d’échecs pourrait se détacher tranquillement, histoire de nous inviter à faire une partie. A côté, un ourlet bleu qui scellait la séparation entre la terre et les cieux s’apprête à disparaître, promettant avec placidité je ne sais quel bouleversement cosmique. Puis, plus loin, un éclatant nuage orange flotte pépère sans ne rien demander à quiconque. Encore une fois, la vanité n’a pas longtemps son mot à dire dans le travail de Lola Guerrera, et si les volcans reconstitués tonitruent cheap au beau milieu d’une nature minérale, silencieuse, d’un contrepoids sobre et élégant donc ; les fumées que Lola sème semblent vite lui échapper, elles sont quant à elle sculptées par la nature, par les reliefs, par le vent, et le génie de la photographe n’est plus alors de rien plastiquer mais bien de saisir à temps celui de la nature titillé par nos étranges présences.

Cette posture humble du nuage qui se laisse façonner par les éléments, certes bariolé, certes remarquable, mais sans laisser de trace ; sans doute est-elle celle que nous devrions adopter, ne serait-ce qu’histoire de respecter un peu plus l’environnement. Cependant nous sommes d’indécrottables écureuils qui se tiennent assis sur leurs chaises-longues d’immortalité, nous n’osons même plus fumer de peur de mourir, alors quant à s’inspirer des nuages… Heureusement, il nous reste toujours la possibilité de prendre une photo, ce petit support paradoxal où fixer notre vanité, où la discuter, où la questionner, puis à partager sur facebook, car qui sait ? ça peut toujours faire des ravages.

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