P H O T O

G R A P H I E  

E T  M É T R O

H i s t o i r e s   d e   1 9 3 8   à   2 0 1 6 . . .

Pour qui croit que le droit à l’image et le triomphe des plasticiens metteurs en scène auront définitivement rangé les street photographers au rayon des friperies et autres brocantes photographiques, il lui faudra réviser son jugement et si celui-ci n’est pas le dernier, alors verra-t-il qu’au contraire cette famille n’a jamais été aussi vivace. Et c’est parce que, un peu partout dans le monde, le pourcentage des urbains croît régulièrement au détriment des ruraux, que les Smartphones jettent toute une nouvelle génération de regards avides dans les rues, que nous célébrons aujourd’hui le nouvel envol du phénix de la photographie documentaire. Sur cette branche embrasée qui abrite en son sein des profils aussi divers qu’inventifs, il y a un sous-genre qui s’est intéressé plus particulièrement au dessous de l’asphalte, là où le quidam est dans l’obligation d’attendre, immobile, offrant une séance de pose inespérée pour les animaux à œil froid que nous autres, photographes, sommes tous… Ces quidams, souvent songeurs, parfois inquiets, enserrés dans un cloître de ferraille puante, ce purgatoire profane à destination du quotidien que d’aucuns appellent la rouille, sont là, à disposition, c’est un cercueil ouvert et rapide. Ainsi, sous terre, dans les wagons, il y a des tiques cyclopéennes, tels les anges déchus de Wenders, assis à côté de vous, l’empathie sur vos épaules, qui écoute, vous immortalise. D’ailleurs peut-être, sans le savoir, êtes-vous déjà

au paradis des images, dans un marbre de silice, quelque part dans la fosse commune d’une carte mémoire, oui peut-être, les anges c’est bien connu n’ont qu’un sexe : un œil proéminent dont les spasmes sont des guillotines déguisées en obturateurs, et ceci depuis la nuit centenaire des chenilles qui rugissent dans le colon des villes. Cet article se propose de dresser une liste non exhaustive des photographes ayant creusé le sillon métropolitain durant ces neuf dernières décennies. Nous nous interrogerons avec eux sur ce qu’il y a de si fascinant dans l’exploration des trains du dessous ? Est-ce le défi technique ? L’esthétique des lieux ? Le désir de l’autre ? La vérité de l’obscurité ? Le subversif juridique ? Est-ce encore la sociologie pure et dure des termitières humaines qui a jeté parmi les plus grands au commun du passager moribond et somnolant. Bienvenus donc au musée Grévin des anonymes, cette colonne vertébrale qui irrigue d’énergies et parfois même de miracles tous les organes d’une cité, bienvenus au bréviaire des angoisses modernes, des miroirs cruels, des machines dans la machine, qu’il soit œil automatique dans des locomotives électriques, ou énorme ver mécanique dans des terriers à remonter le temps, bienvenus le long du métrage bruyant des rails, le long des nuits héroïques, bienvenus dans des veines qui sont les nôtres, avec des néons blancs, du verre et des signaux longs.  2018 (c) Par Yann Datessen

LES ANNÉES 1930 ET 1940

W A L K E R   E V A N S

1938-1941 / New-York

Walker Evans est le premier à véritablement mettre en place une approche systématique du voyageur souterrain. Sa série Subway Passengers réalisée à New-York, longtemps restée ignorée (jusque dans les années 1960), n’est pas forcément celle qui fit sa renommée, elle revêt pourtant toute l’innovation de son esthétique et est devenue depuis un véritable pilier de l’histoire photographique. Cachant entre 1938 et 1941 un appareil Contax monté d’un 35mn sous son manteau, peignant ses pièces chromées de noir et faisant courir un câble de déclenchement le long de sa manche et jusqu’à la discrétion de ses poches, Evans a pu ainsi opérer au nez et à la barbe de ses concitoyens (parfois même, pour plus d’assurance, il demandait à son amie Helen Levitt de le rejoindre pour ses séances, estimant que ses activités seraient moins visibles s’il était accompagné.

On imagine les deux grands photographes s’amuser à discuter de tout et de rien pendant que l’un d’eux, en toute impunité, capturait ses trophées). Son intérêt pour le populaire, sa fascination pour la banalité sont célébrés dans cette suite, lui qui prônait l’effacement de l’auteur au profit du sujet, ses riders n’en sont pas moins dépourvus d’épaisseur : tour à tour inquiétants, sombres, affairés, absents, interrogateurs, « l’immobilité presque désespérée de ses personnages, figés dans la douleur ou la misère, tranche avec les séismes intérieurs qui les secouent ». En plus de la frontalité, du plan rapproché, autre révolution d’Evans ici : la logique sérielle de sa démarche, soit faire et refaire la même image en variant les degrés, le point de vue, l’habillage, process qui influencera fortement Andy Warhol et sera la base même de la photographie conceptuelle…

BIO 1903-1975 : Connu pour être le photographe le plus influent du XXème, inventeur du style documentaire, il essaya littéralement de faire de l’image un document, c’est à dire un enregistrement objectif du réel, une « petite » image comme il disait, une tentative d’anti-art. Grand explorateur du style vernaculaire, il donne par ailleurs ses lettres de noblesse à la photographie sociale américaine, avec, entre autres, un témoignage de la grande dépression chez une famille de métayers en Alabama et la parution d’un des premiers livres photographiques contemporains : « Louons maintenant les grands hommes », coréalisé avec l’écrivain James Agee, véritable jalon d’un photojournalisme savant, littéraire et renouvelé…

S T A N L E Y   K U B R I C K

1947 / New-York

BIO 1928-1999 : si on ne présente plus Stanley Kubrick, disons simplement et avant tout qu’il fut un enfant dont la sympathie pour l’école resta très en deçà de l’idée qu’il se faisait de la vie… Très tôt Stanley voulut être quelqu’un, et pour cela il s’imposa une discipline de fer, une curiosité d’ogre : lorsque son père lui offre un appareil photo et l’introduit à l’art du développement-maison, il s’y lance à corps perdu. La photographie détrône bientôt les échecs et le jazz dans la liste de ses passions de jeune homme de treize printemps, il devient fan de Weegee…

Sa vocation se précise quand à 16 ans, en 1945, il prend sur le chemin du lycée une photo d’un vendeur de journaux en larmes après la mort de Roosevelt et la vend au magazine Look qui finit par l’embaucher. Kubrick y travaillera comme photojournaliste indépendant pendant quatre ans. Il est à noter que de ses années photographiques, il gardera une telle empreinte qu’il ne laissera plus tard à personne le soin et le privilège d’être son directeur photo… Bien sûr, les incessants hommages au maître depuis sa mort ne cessent de rappeler qu’il a été photographe, mais peu savent que le métro fut l’un de ses meilleurs sujets de reportage.

En 1946 Stanley Kubrick parcourt les rames New-Yorkaises pendant deux semaines témoignant du quotidien de ses passagers. Si l’esthétique humaniste qui va balayer le monde de l’image est omniprésente, on retrouve dans ses déambulations son penchant rigoureux pour le cadre, l’amour du grand angle, le soin pour la géométrie et un certain sens de la dramaturgie. Gageons que si le regard d’un gamin de dix huit ans reste encore balbutiant, il vaut bien, à la même époque, celui d’un vieux briscard comme Louis Stettnet (qui s’essaya également au sujet souterrain), ce regard adolescent d’ailleurs, à bien s’y pencher, est loin d’être parfaitement angélique…

LES ANNÉES 1950 ET 1960

L ‘ É C O L E   H U M A N I S T E

Années 50 / Paris et New York

BIO 1945-1955 : Ceux qu’on appelaient les humanistes, génération traumatisée par les guerres et les camps, et qui comme pour exorciser le mal ont voulu donner une vibration optimiste, presque implacable, à ce qu’ils observaient, ceux-là ont laissé parmi les traces les plus tenaces (et encombrantes) dans l’imaginaire et l’inconscient photographique du tout à chacun.

Si bien qu’évoquer un grand photographe de ce mouvement c’est comme convoquer l’époque (voire la photographie) elle-même, dans le fantasme qu’on en a tout du moins. Et parce que ces acteurs, fervents communistes pour la plupart, ont été si cousins dans le style, l’approche et les thèmes, qu’ils se sont consacrés presque exclusivement à la rue, l’école également baptisée française s’est comportée comme un « seul homme ».

S’il était donc tout naturel, à la lumière de ces critères, que le métro surgisse dans les préoccupations de ses marcheurs rhapsodes infatigables, aucun d’eux n’a à proprement parlé réalisé une série sur le sujet (ce n’était de toute façon pas la manière de travailler de l’époque). Pour autant cet espace envisagé ponctuellement par Cartier-Bresson, Ronis ou, côté américain, Diane Arbus et Elliott Erwitt, n’en sont pas moins des témoignages dignes d’intérêt.

D A N N Y   L Y O N

1966 / New-York

BIO : Né à Brooklyn en 1942, étudiant à l’université de Chicago, Danny Lyon est un photographe américain qui a compté. Leica en main, il immortalise les principaux mouvements de l’histoire de son pays en intégrant par exemple le gang de motards de Chicago (les Outlaws). Il plonge aussi au coeur de « l’Amérique des exclus »  en documentant son système pénitentiaire et bien sûr, comme beaucoup de ses collègues, participe par l’image au mouvement pour les droits civiques.

Danny Lyon propose une (trop) rare vision positive du métro New-Yorkais. Est-ce parce que nous sommes dans les sixties, point culminant du rêve américain ? Est-ce parce que c’est l’une des premières séries couleur consacrées au métro ?  Ou parce que ces images ont été prises le soir de la saint-Sylvestre 1966 ? Le photographe aime « rouler » sous terre, il aime aussi engager la conversation avec les passagers : les new-yorkais ne sont d’ailleurs pas avares de leur disponibilité rapporte-t-il, ces portraits, précisément, ont été conçus pour capturer

les interactions fugaces entre lui et ses modèles. On a souvent comparé cette série aux tons et ambivalences de la peinture d’Edward Hopper, en partie parce que les protagonistes y paraissent solitaires et contemplatifs mais aussi et plus sûrement parce que Lyon n’utilisait pas de trépied – ils n’étaient d’ailleurs pas autorisés dans le métro – et que son film couleur, encore très lent, l’obligeait à de longues expositions, réglage qui permet ce velouté, cette impression sensuelle d’incertitude et laisse transpirer une empreinte picturale presque charnelle…

LES ANNÉES 1970 et 1980

B O B   M A Z Z E R

1970-1980 / Londres

BIO : Alors qu’il passe son enfance dans le quartier de East End, Bob reçoit son premier appareil à 13 ans, un Ilford Sporti, petit appareil en plastique bien connu à l’époque (plus confidentiel en France). Mais le jeune homme se met véritablement à photographier dans les années 70 lorsqu’il commence à travailler comme projectionniste dans un petit cinéma porno de King’s Cross… Tard le soir, en rentrant du boulot, avec un enthousiasme jamais entamé, il démarre une série folle qui aujourd’hui encore reste un témoignage unique de ce qu’était le métro Londonien de ces années-là.

Leica M4 en poche, c’est en photographe amateur que Bob Mazzer réalise dans les années 1970 et 1980 de nombreux instantanés sous la surface d’un pays qui décidément ne fait rien comme les autres. Sans en avoir réellement conscience, Bob Mazzer constituait à travers ses images un étonnant et savoureux témoignage de la vie nocturne du Londres insouciant : « j’adorais voir les gens être eux-mêmes dans le métro, ne pas suivre le troupeau. Les gens qui buvaient dans le wagon par exemple, ça m’a marqué. J’ai toujours essayé d’établir le contact et apprendre à connaître ces personnes avant de les photographier. Je voulais faire partie de cela.” confie-t-il, et d’ajouter :

“Chaque jour je faisais l’aller-retour vers King’s Cross, je rentrais à pas d’heure, c’était comme une fête et j’avais la sensation que le métro m’appartenait, j’étais là pour prendre des photos, des photos que personne n’avait prises avant moi…”. Parfois potache ou ironique, souvent poétique, en tout cas so british, le regard de Mazzer est un bain d’énergie foutraque et assurément rock. L’on y croise pêle-mêle des punks (ou apparentés !), des pin-up, un nosferatu, des ivrognes, des dynamiteurs d’ambiance de tout horizon, soit l’esprit d’une jeunesse, celle du baby-boom, une génération qui débordait du cadre, repoussait jusqu’à les faire craquer les limites et le corset de l’ancien monde.

B R U C E   D A V I D S O N

1980-1985 / New-York

BIO : Né en 1933 dans la banlieue de Chicago, Bruce Davidson est issu de la deuxième génération de Juifs polonais émigrée en Amérique. Ces images, terriblement humaines, font de lui l’un des grands héritiers de la photographie sociale américaine, et constituent aujourd’hui une mémoire visuelle incontournable du continentIl a notamment travaillé sur le combat des Noirs américains pour l’égalité des droits civiques dans les années 1960. Il a également portraituré New York, surtout Harlem et Central Park. Il est membre de l’agence Magnum depuis 1958. Avec sa série inégalée, le photographe souterrain par excellence, c’est bien lui… En plein cœur des années 80, alors que le métro de New-York est réputé pour être l’un des plus dangereux du monde, Bruce se jette presque inconsciemment dans une aventure dont les qualificatifs manquent pour célébrer aussi bien l’esthétique que l’éthique. L’éthique oui, l’éthique du photographe de terrain, celui qui comme sur un théâtre de guerre s’en va au devant des préjugés, des véritables dangers qui souvent, ne sont que des peurs…

Car New-York est  une ville très ségréguée et le métro est encore l’un des rares endroits qui se fait croiser des gens de toutes les couleurs et de toutes les classes sociales. Dans ces années là, la grande pomme est en crise : alors qu’elle frôle la banqueroute en 1975, une vague de crimes monopolisent plus de 2500 policiers (l’insécurité est telle qu’une organisation de civils formés aux premiers secours mais aussi aux techniques de combat, appelée les « Guardian angels » se forme pour venir renforcer les dispositifs policiers). Davidson choisit (ou est contraint) à une lumière crue, celle du flash, comme Jacob Riis en son temps, il est aussi là pour appuyer où ça fait mal, et c’est une petite cour des miracles qui se succède à la suite des wagons : visages inquiétés ou inquiétants, regards paumés ou apeurés, corps inconfortables, l’humanité du quotidien plongée in vivo dans un bain de tags et de graffitis semblent s’y noyer. Et puis, parfois, comme une oasis, une station d’espoir est offerte : les visages deviennent souriants, les gens posent volontiers, les corps sont exaltés.

Business man, clochards, militaires, familles, couples, bandes, milices, voyous, c’est l’extraordinaire du routinier, d’un fruit qu’on disait pourri qui défile, et paradoxalement, alors que la démarche est diamétralement opposée, on s’approche tout autant de la « vérité » que chez Evans… Il faut dire que Davidson, bien sûr on s’en aperçoit, adopte une tout autre méthode que celle de son aïeul : appareil autour du cou,  il prend le risque d’aller aux devants des voyageurs : ici, les passagers posent, ils sont presque toujours au courant de la présence du photographe, il le dit lui-même : “je n’ai jamais caché l’appareil photo,  c’était important qu’on le voie”. Dans ses poches le photographes a même un stock d’autorisations à l’image et un book de son travail pour convaincre les plus réticents : “Quelquefois je prenais la photo puis je demandais la permission, mais quelquefois aussi je ne demandais rien du tout, je prenais mes jambes à mon cou et je m’enfuyais en courant dans les longs couloirs comme un dératé”

LES ANNÉES 1990 ET 2000

A L E X E Y   T I T A R E N K O

1992-1994 / Saint-Pétersbourg

BIO : Alexey Titarenko est né en 1962 à Saint-Pétersbourg. Photographe précoce qui dès 9 ans s’attache à ce médium qui, avouons-le, a dans ses rouages quelque chose d’intrinsèquement « slave », ce gamin si doué obtient son diplôme de photojournaliste alors qu’il n’a seulement que 16 ans… Enrôlé dans l’armée rouge quelque temps, il assiste interdit, comme tous ses compatriotes, à la chute de l’empire soviétique et ne cesse depuis de documenter l’âme russe et le sens de l’histoire. Naturalisé récemment citoyen américain, il vit aujourd’hui à New York. Sa série phare “city of shadows”, réalisée entre 1992 et 1994, est un puissant révélateur des enjeux politiques d’un millénaire finissant,  millénaire marqué par la foule, le nombre, l’émergence de nations oubliées. 

Elle est aussi le miroir de ce qu’évoque la société communiste et post-communiste (et donc aussi, un peu de la nôtre…). Les longs temps d’exposition d’Alexey Titarenko rappellent bien sûr les expériences chronophotographiques du français Jules Marey. Comme chez le chercheur, la démarche vise l’anthropométrie et l’anthropologie et est faite pour décrypter non pas le mouvement humain comme au XIXe siècle mais le mouvement social de la fin du XXe.  Le cinéma expressionniste allemand (Métropolis de Fritz Lang, par exemple) est également convoqué dans le jeu d’ombre et l’angoisse inhérente aux constitutions d’une foule, rarement source de félicité et de bonnes vibrations…

Aux entrées des bouches de métro, une foule transformée en âmes grises se presse, fantômes peut-être d’une époque révolue, époque qui célébrait le génie colérique des masses et qui aujourd’hui n’en célèbre rien de moins que son parfait contraire. Masse passive et cauchemardesque  dont les mille mains sont les griffes d’un Léviathan, le corps de la société coulant entre des thèmes kafkaïens : agrégat ou addition d’ombres, espèce d’homme-somme qui se réveille un matin dans le corps d’un insecte et qui s’en va se répandre dans les méandres d’un labyrinthe. Jungle noire d’individualités où personne ne dépasse et où l’on voit que chacun est broyé par le flux de la communauté, de la vie et de ses contraintes, agoraphobes s’abstenir.

L U C   D E L A H A Y E

1995-1997 / Paris

BIO 1962- : Parce qu’il est l’un de ceux qui le mieux en France mêle art et sociologie, information du présent et témoignage face à l’histoire qui se fait, Luc Delahaye est incontournable dans le paysage photographique hexagonal. Enfant lui aussi d’Evans, en ce sens qu’il mène un combat contre la subjectivité en voulant faire de la réalité une possibilité de capture directe, brute et sans fard, il commence sa carrière comme reporter de guerre pour l’agence Sipa et ramène de ses « bourlingues » des images frontales et glaçantes dont l’esthétique profonde et presque involontaire marque durablement les esprits. Remportant coup sur coup le word press photo et le prix Niépce, il passe par l’agence Magnum, la quitte en 2001 ne supportant plus le parcours et la destiné des images qu’il arrache à la douleur et aux drames du monde… Il explore aujourd’hui un travail plus personnel et apaisé, à la recherche d’un « sentiment », où les codes du reportage et de la narration sont justement remis en question. “L’autre”, série  réalisée dans le métro parisien entre 1995 et 1997 est aussi importante par ses atours esthétiques et philosophiques que pour son retentissement juridique. Reprenant la méthode des époux Bescher (et avant elle celle de Walker Evans, et encore avant lui celle du commissaire Bertillon)

ce travail est un parangon de recherche objectiviste : comment s’approcher au maximum des faits et de la vérité par l’image ? Réponse : par une déconstruction méthodique et systématique de la moindre velléité esthétique : cadrage frontal, extrême netteté, anonymat, pas d’ombre, pas d’épaisseur, même distance, même angle, même lumière, une photographie presque sans auteur, une image-machine, un document donc, pour faire émerger un inventaire du réel dont la beauté reste celle d’une certaine pureté issue du quotidien… Mais laissons d’abord son auteur en décrire les postulats : “J’ai volé ces photos dans le métro à Paris. Volé, car c’est la loi; chacun, dit-elle, est propriétaire de son image. Notre image pourtant n’est qu’un alias sans valeur de nous-même : comment et pourquoi nous appartiendrait-elle ? », seconde interrogation pour le photographe : « Mais il y a plus important, une autre règle cette fois-ci implicite : ce pacte de non-agression : il ne faut pas regarder l’Autre. À part le coup d’œil de contrebande, c’est le mur. On est très seul dans ces endroits publics et il y a de la violence dans cette acceptation calme d’un monde fermé. Je suis assis face à quelqu’un pour enregistrer l’image, la forme de l’évidence; mais comme lui je fixe un point éloigné et je simule l’absence. J’essaie de lui ressembler.

C’est une comédie, un mensonge nécessaire le temps d’une photo. Si regarder c’est être libre, photographier aussi; je retiens ma respiration et je déclenche.” L’Autre  a fait l’objet d’un procès à la suite de la plainte déposée par un des passagers du métro. Aussi le 2 juin 2004, le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris – 17ème chambre, rendait son verdict : “l’ouvrage de Luc Delahaye a été considéré par le Tribunal comme « incontestablement une œuvre artistique par l’originalité de la démarche de l’auteur, photographe mettant son art au service d’une observation sociologique, (…) la manière dont il a su faire passer l’expression des sujets et la qualité des images tenant, entre autre, à la façon dont les personnages sont cadrés et leur regard capté”. En outre, le Tribunal a précisé que “le but recherché n’aurait été atteint si le photographe avait agi à découvert; que s’il a “volé” ces images, ce n’est pas spécialement dans un but commercial ou mercantile comme le prétend le demandeur, mais dans la perspective de fournir un témoignage sociologique et artistique particulier sur le comportement humain, étayé par l’analyse d’un philosophe et sociologue cosignataire du livre.” Un cas de jurisprudence qui en rassura plus d’un et qui n’est pas étranger, en tout cas en France, au regain d’intérêt pour la street photography !

W O L F G A N G   T I L L M A N S

2000 / Londres

BIO : Star de l’art contemporain, ce photographe plasticien allemand né en 1968 n’en finit pas de défrayer la chronique. Irrévérencieux, audacieux, libertaire, il capte l’esprit grunge des années 1990 comme personne et s’inscrit dans une filiation marginale dont les thèmes sont souvent proches de ceux de Larry Clark et Nan Goldin.  Adepte de « l’objectivisme social » qui associe rigueur documentaire et empathie visuelle, il revisite tous les genres, portraits, natures mortes, paysages, faisant à chaque fois de ses expositions des occasions souvent sublimes de s’interroger sur l’art et la façon de le montrer…

Publiée dans un magazine londonien pour les sans-abris The Big Issue, la série circle line de Wolfgang Tillmans opère dans un tout autre genre que ses prédécesseurs : celui de l’éros du métro, un angle tout à fait original donc… Là où l’on ne retient souvent que les enfers, Wolgang y voit lui un vaste capharnaüm de désirs refoulés. Par la seule force du cadrage, Tillmans rend équivoques des images de corps qui n’ayant à priori aucun lien personnel entre eux sont contraints et forcés au rapprochement intime de l’espace social. Faisant fi des visages pour ne se concentrer que sur des bouts de peau ou sinon les tissus en charge de les cacher, il découle une sensualité troublante,

voire pornographique, de ces compositions savantes. Nous y sentons l’odeur, toutes les odeurs, du parfum français ou pires fragrances, et pouvons à loisir observer les bizarreries des codifications urbaines, ses beautés particulières, qu’elles soient hypocrites ou triviales.  Car s’il est dit que l’animal qui nous gouverne ne doit pas convoiter son prochain à tort et à travers, et ce malgré les corps et les phéromones qui se mêlent, les informations charnelles qui s’échangent, ces curieux rendez-vous érotiques ne s’ignorent de personne, il fallait juste qu’un animal, photographique celui-là, les révèle au projecteur d’un œil averti.

LES ANNÉES 2010

M I C H A E L   W O L F

2010 / Tokyo

BIO : Michael Wolf est un photographe allemand expatrié qui vit entre Hong Kong et Paris depuis 1994. Né à Munich en 1954 et diplômé de l’Université de Californie à Berkeley, cet artiste pour le moins cosmopolite développe principalement sa réflexion sur les méandres souvent anxiogènes de la vie dans les mégapoles. Ses projets documentent l’architecture et la culture vernaculaires urbaines, mais aussi, tout en gardant le bitume comme thème, il aime à pointer, souvent par l’absurde, les excès de surveillance, de densité, et de violence des grands ensembles.

La série Tokyo Compression comme son nom l’indique entend évoquer le métro tokyoïte aux heures de pointe. Michael s’est planté sur les quais et a immortalisé le supplice derrière les vitres de ces inconnus qui se rendent ou s’en reviennent d’un autre lieu de torture : le travail (tripaliumen latin). Le métro c’est aussi l’enfer. L’enfer au premier degré (sans jeu de mot). L’enfer des autres, l’enfer des antichambres qui nous accompagnent sous terre, cercueils collectifs d’un rituel contemporain sans objet. Quand Dante a décrit les différents cercles et girons qui devaient accueillir les damnés

selon leurs crimes et pêchés, il a vraisemblablement oublié de citer la locomotive du malin. Ici errent les cadavres vivants de nos journées gaspillées et offertes au diable. Dans l’humidité vénéneuse d’une végétation aux pollens de miasmes et pistils d’haleines, ici les flammes sont tièdes et ce sont pourtant les pires… Ajoutez aux chaudrons : les aèdes maladroits, les incivilités, les égoïsmes, les quêteurs, les pousseurs, les pannes, les grèves, les possibilités d’attentats, et nous retrouvons les vitraux des cathédrales sur lesquels étaient fixés le sort peu enviables des réprouvés.

E G O R   T S V E T K O V

2016 / Saint-Pétersbourg

BIO : Né en 1994 à Saint-Pétersbourg, nous ne savons pas grand chose de ce jeune homme sauf qu’il est actuellement étudiant à  la Rodchenko Art School de Moscou, talent à suivre donc… En 2016, dans sa série Your face is Big data le photographe russe Egor Tsvetkov s’est interrogé sur l’image publique ou plutôt les images publiques que nous renvoyons dans l’espace du même nom. Confrontation de notre masque dédié au réel et de celui dédié au virtuel, il réalise six semaines durant une expérience qui, sous son masque elle aussi, de la galéjade se relève véritablement effrayante. Dans le métro de Saint-Pétersbourg, il photographie des visages d’inconnus dont il alimente plus tard une application de reconnaissance faciale appelée FindFace capable de scanner 55 millions d’utilisateurs sur VKontakte, le Facebook russe.

Résultat : dans plus de 70% des cas, les heureux élus ont été retrouvés sur le réseau, souvent dans des postures et situations diamétralement opposées. Vertigineux… Vertigineux pourquoi ? Parce que c’est le principe même de vie privée qui est démystifié par cet incroyable projet : si son respect est censé constituer un droit sacré, un moyen tout autant de protéger ses intérêts, ses orientations (politiques, religieuses, sexuelles, culturelles), que de défendre la liberté première de l’anonymat, comment se fait-il que ce droit puisse être désormais si facilement bafoué ? Et d’ailleurs, dans nos sociétés hyperconnectées, cela-a-t-il encore un sens de le défendre ?  Au final ne se laisse-t-on pas espionner en toute connaissance de cause ?

Et n’illustre-t-on pas par là les pires craintes de La Boétie quand il évoquait déjà il y a 500 ans la notion de servitude volontaire, dont la plus célèbre évocation reste encore celle visionnaire du 1984 de Georges Orwell ? Les diptyques de Tsvetkov riment ainsi avec les panoptiques du philosophe britannique Jeremy Bentham : ces prisons imaginées par lui et dont l’architecture devait permettre à un gardien placé en son centre de « voir sans être vu », c’est à dire de pouvoir surveiller tous les pensionnaires sans qu’eux-mêmes ne sachent à quel moment ils l’étaient. Plus tard, Michel Foucault reprendra métaphoriquement cette idée dans surveiller et punir pour illustrer la notion de « société de contrôle » : avec les assemblages de  Tsvetkov, nous avons la preuve n’en être plus vraiment très loin – et c’est bien sûr un euphémisme…

AUTRES PHOTOGRAPHES NOTABLES :

L O U I S   S T E T T N E T  1946 et 1958 / New-York

C I N D Y   S H E R M A N  1976 / bus riders

W I L L Y   S P I L L E R  1977-1984 / New-York

S T E V E N   S I E G E L  1988-1990 / New-York

C H R I S T O P H E   A G O U  1997-2000 / New-York

M A R T I N   P A R R  1998 / Tokyo

A N D R E W    Z .   G L I C K M A N  1999-2001 / Washington

C H R I S   M A R K E R  2008-2010 / Paris