V O I X O F

Dans cette rubrique nous proposons à un auteur non-photographe de prêter sa “Voix” à un cliché célèbre. Pour le troisième numéro : ce portrait de Rineke Dijkstra est sous-titré par David Guérin, chef d’édition en presse magazine.

“K” SUR LE RIVAGE

Par David Guérin

A 15 ans, tu ne jures que par les trois K. La liberté jusqu’à l’ivresse. L’absurde jusqu’au vertige. La fatalité jusqu’à la mort. Des pages à n’en plus finir, lues, relues, racornies, trouées-épiphanies dans le ciel lourd du jour, des jours et des jours. Voyages nocturnes immobiles dans ces bennes tapissées-matelassées d’espérances et de vérités à l’aube démenties. Ici, les papiers peints sont maculés de graisse. Ici, l’avenir est rance, confit dans les ciels gris.

Trois kilomètres jusqu’à l’océan. Ses plages infinies. Un bout du monde. Tu relis pour ne pas te lier. Pour te délier. Dans ce coin de terre le marchand de sable à vidé des containers entiers. Lire pour ne pas se laisser avilir, ensevelir. Ici, plus une tête ne dépasse de la dune interminable. Ici, tu dois t’enfouir ou t’enfuir.

De l’autre côté, il y a quelqu’un qui ne te connaît pas mais qui pense à toi.

Les jours-clones jaunissent l’inutile calendrier planté dans l’entrée minuscule. Amnésie perpétuelle du lendemain. Pas un regard sur le temps qui meurt. Tu sors. Au vent. Tu marches échevelée, droit devant, tu sens l’air saturé de particules gonfler tes poumons et alourdir ton coeur, tu presses le pas, tu accélères, tu fonces tête relevée, tu cours désormais, tu franchis les faubourgs, tu enjambes les bouquets d’ajoncs et grimpe la dune sous le crachin iodé qui te fouette la peau, tu cours et tu dévales la butte qui te mène à l’horizon, et tu te brises en morceaux étoilés contre le cri sourd des vagues. Ici, la mer se dresse et te met au tapis, elle compte les points tandis que tu te tords de douleur sur ses flancs sertis de griffe-poison. Ici, personne ne se faufile entre les mailles du filet.

De l’autre côté, il y a quelqu’un qui ne te connaît pas mais qui pense à toi.

Toutes les nuits s’étalent les ombres portées de ton père et de ta mère sur les murs de l’usine couverts de suie, sur les murs de l’usine couverts d’ennui. Falaises de briques enduites de friture et de bière, Dans ton lit jumeau le soir tu regardes ta fenêtre ouverte sur la grand-rue, ouverte sur les étoiles noyées de fumées brunes. Ta soeur déjà tournée contre le mur, déjà soumise à l’abandon. Sous tes draps les anges vagabonds, sous tes draps les clochards célestes, sous tes draps la metamorphose, sous tes draps la vie ailleurs, sous tes draps… Ici les trains étroitement surveillés ne vont jamais plus loin que la prochaine gare. Ici les autoroutes ne font que tourner en rond, manèges illumines et maudits. Ici, personne ne franchit jamais le bord de l’infini.

De l’autre côté, il y a quelqu’un qui ne te connaît pas mais qui pense à toi.

Mélange deux-temps siphonné vélomoteurs en kit vrombissements taches d’huile crêtes sous casque éclairs fluo accélérations flammèches puanteur voix mutantes yeux éteints bras cassés dans les bas-côtés du sang coagulé dans le ravin. Ces garcons que tu vois que tu ne vois pas rouler à toute blinde devant le camion à frites, à califourchon sur leurs dérisoires carcasses de métal, et le parking-terrain de jeu, centre de nulle part, la gomme sur le bitume, circuits d’ineptie circulaire, caoutchouc brûlé, décibels hurlant la célébration du rien plus fort toujours plus fort. Ces garçons que tu vois que tu ne vois pas. Ici, chaque soir la représentation du cirque des morts-nés grenouillant sur leur petit cercueil de ferraille. Ici, les clowns naissent tristes et meurent tôt, vaincus avant d’entrer en piste.

De l’autre côté, il y a quelqu’un qui ne te connaît pas mais qui pense à toi.

La famille réunie. Les petits plats dans les grands. La longueur de la tablée, motif de fierté. La durée du banquet, orgueil, préjugés. La journée passée à cuisiner, parler de manger, parler du contentement de manger, puis manger, manger, manger afin d’éviter de parler, afin d’éviter, d’abord, de dire. Du pain, des je, engouffrer, être ensemble pas ensemble, se gaver, parler c’est quand même un problème, tous ces étrangers, s’empiffrer, parler alors ça pousse, K ? Tu es presque une femme maintenant !, toute la journée se remplir de pain, de je, se nourrir de ça, se séparer, à dimanche prochain. Eviter, d’abord, de dire. Gavés. Plombés. D’ici il faut partir. D’ici, d’une façon ou d’une autre, il faut s’échapper.

De l’autre côté, il y a quelqu’un qui ne te connaît pas mais qui pense à toi.

Tu enfiles ta robe préférée, la rouge à pois blancs, tu chausses tes escarpins noirs brillants, te couvre de ton perfecto craquelé, ombre silencieuse te glisses dans la nuit entre les maisons aux volets clos aux portes verrouillées aux portails fermés aux chiens méchants aux maîtres évidents. Tu quittes la ville par effraction sous les réverbères intermittents, sous les lumières froides et orangeâtres, derrière toi ta ville natale. Tu marches droit devant, tes talons s’enfoncent dans le sable de la lande, et la glaise, tu trébuches, à genoux tu te relèves et tu avances sur le sentier des contrebandiers tu marches droit devant, tu entends l’appel-explosion des vagues contre les roches fracassées, tu te diriges haletante toujours plus haut, tu vacilles seule sur la falaise nimbée d’étoiles, la lune opalescente miroite dans l’océan de lait, la pluie s’abat et noie tes yeux, tu marches droit devant, tes larmes d’orage, tu te postes en surplomb, calme et volontaire, le vent du large t’arrache les cheveux ta robe claque contre tes jambes nues la pluie fouette tes bras gelés tes yeux ce soir s’envolent au bout du monde, ton regard déchire l’insondable nuit. Dans l’obscurité dévastée tu avances encore d’un pas. Jamais ton visage ne fut aussi serein.

En équilibre sur un pied, tu défies le vide.

Note de l’auteur : Qui sont les trois K ? Il s’agit de Jack Kerouac, Franz Kafka et Milan Kundera, qui m’ont accompagné entre mes 16 et mes 18 ans, à un âge qui s’avère souvent la charnière d’une vie. Ce fut le cas pour moi. Ils m’ont fait ressentir à ce moment, entre autres, l’absurdité du monde, donc de mon monde, et la possibilité d’un ailleurs, qui fut d’abord intime. Pour cela, je les chéris tous les trois encore particulièrement aujourd’hui.

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