Sylvie Cujas

J’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la photographie à l’adolescence lorsque j’ai pu m’acheter mon premier réflex photographique. Je voulais immortaliser grâce à ce médium les choses qui se passaient autour de moi, ce qui attirait mon regard. En 2015, je me suis inscrite à l’école de photographie Agnès Varda à Bruxelles. C’est à partir de ce moment-là que ma pratique a fortement évolué. Au départ, mon approche de la photographie était très graphique, axée principalement sur le paysage et l’architecture. Néanmoins, je me suis vite rendue compte que cela ne me suffisait plus. Mes images manquaient de vies. Elles manquaient d’êtres humains. Ces deux dernières années m’ont permis de m’affranchir de la peur de l’autre et de commencer à développer ma photographie documentaire. Dans un premier temps, je souhaite approfondir mon travail sur Sambreville. Ensuite, j’aimerais travailler sur d’autres projets à long terme. J’aimerais continuer à documenter mon pays, sa « belgitude », ses villages et ses habitants.

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Né en 1988 à Sambreville (BELGIQUE)

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“Cette série d’images est extraite d’un travail en cours portant sur ma ville natale, Sambreville, en Belgique. La commune de Sambreville est née de la fusion de sept petits villages baignés par la Sambre et situés à mi-parcours entre Namur et Charleroi, 65 km au sud de Bruxelles. C’est ici que je suis née et que j’ai vécu presque exclusivement jusqu’à mes vingt-deux ans avant de quitter ma campagne natale pour la capitale. Malgré une envie pressante de découvrir le bourdonnement de la ville, c’est ici que j’ai décidé de revenir pour ce projet. Pendant une année, j’ai parcouru les rues de ces villages, 

parfois désertes, parfois animées par quelques événements folkloriques dont le plus important est la cavalcade. La cavalcade est un cortège de chars se produisant aux alentours de Carnaval dans de nombreux villages belges. Chaque char représente une association ou un groupe folklorique du village ou de ses environs. C’est l’occasion pour les habitants de partager la culture locale ainsi que de faire la fête avec leurs voisins et amis. Ce travail sur Sambreville sera approfondi durant l’année à venir, notamment en élargissant les prises de vues à d’autres rassemblements faisant vivre la commune ainsi qu’à la rencontre avec ses habitants.”

Éloge de jadis les enfers, aujourd’hui le carnaval.

Par Yann Datessen

On ne le dit pas assez mais à bien des égards la Belgique est ce petit rossignol photographique enserré dans un concert de nations fortes en gueule qui loin de se laisser impressionner, piale du beau, du grand, du brutal… Fut un temps, on a parlé de bâton merdeux de l’Europe, un certain Baudelaire, comme par hasard un français, on a aussi suggéré récemment et en interne cette fois, une assez forte aptitude à la merditude des choses, disons-le plutôt comme ça, et pour rendre à Baudoin ce qui appartient à Baudoin : pour qui chercherait des tribus à peaux rouges, des poteaux de fureurs et des détonations potentielles, ce n’est pas une si mauvaise idée d’aller fureter dans ce coin-là du monde, mieux de parler à ses gens. Et c’est justement au cœur du bicéphale plat pays, côté hémisphère droit, celui de la Wallonie, siège de la mémoire, des émotions et des sens paraît-il (sic), que nous plonge Sylvie Cujas, plus précisément entre Charleroi, ville la plus laide du monde* et Namur capitale de la région, dans une vieille vallée, un pays pas très connu, bassin houiller abandonné et dont la longue déliquescence entamée dans les années 1960 n’en finit plus de chuchoter les enfers des siècles derniers.

De nos jours, les provinces de Hainaut et de Namur portent encore en elles les stigmates d’un passé glorieux : dans le sillon de leurs eaux, Meuse et affluents confondus, pourrissent des squelettes d’usines, des cheminées éventrées côtoient des crassiers, des crassiers surplombant des anciens villages ouvriers. Au milieu de ces restes serpente la Sambre. Très tôt, cette rivière binationale a été canalisée pour servir les ambitions industrieuses du XIXe, on s’est appuyé sur son dos pour faire avancer le progrès, des tonnes et des tonnes de cargaisons à destination des voisins, les forts en gueule, gueules noires pour blanches mains. Sur cet ancien parapet d’Europe s’est retourné le cadavre d’une époque et d’une civilisation, sinon ses gens, aujourd’hui il n’y reste plus grand chose, pas de touristes dans les rues, ici vivent les descendants du petit peuple fourbu des mines et des usines, héritiers d’une région balafrée par des dards à venin, creusée et enlaidie par les griffes du capital majuscule, arrosée par les boyaux des bêtes et des hommes fauchés par la mitraille des siècles, exploitée jusqu’à en faire dégorger des sortilèges inconnus venus alimenter tous les malheurs européens qui ont semblé se donner rendez-vous ici, ici dans la vallée de la Sambre, auguste creuset de la folie des temps. Car sur la Sambre coule toujours le sang, sous sa peau le fer de ce sang mine ses vases, avec la vase ici on a fait des biberons, le biberon des temps, et sur les berges désormais vivent les enfants de la Sambre : des filles magnifiques aux yeux rouges et des hommes qui en sont follement épris **. Malédiction et enfers de jadis, toute la question est alors de savoir si le malheur s’hérite, si les malédictions géographiques empoisonnent les chairs nouvelles des familles d’aujourd’hui. Et si le poison de la terre et du temps existe bel et bien alors comment le conjure-t-on ? Oui au fait : comment ça se soigne le noir ?

Par la couleur pardi…

L’auteur de ce texte doit confesser un attachement particulier pour ce territoire qui pour les besoins d’un projet dédié aux errances rimbaldiennes arpente depuis plusieurs années ses chemins et ses terrils saupoudrés. Je les fréquente oui, et parce qu’ils ressemblent en tout point à ceux d’un lointain trou de noirceur dans lequel j’ai eu l’honneur de naître, le Forez pour ne pas le citer, je peux témoigner ici sans trop de procurations littéraires, enfin je l’espère, ni d’imagination atavique qui serait toute acquise aux sensibilités prolétariennes dues à mes origines, de ce que sont quelques uns de ces habitants. Car comme souvent dans ce genre de géographies reconverties, l’on y doit colorier la vie plus que sous les cieux bénis d’un soleil ardent et insoucieux des tous les équipages salissants. Sourires et mousse de bières sur les moustaches, on y croise parfois désœuvrés des gens qui ont envie de vous parler : calés au bout d’un zinc ou d’un abribus, ils vous disent ce que vous pensiez déjà avoir compris, sauf qu’entre les moustaches jaunes et les femmes aux yeux rouges, vous vous en rendez compte maintenant : vous n’aviez véritablement rien pipé de ce qu’est ce foutu pays. Alors vous écoutez. Vous qui venez d’un pays fort en gueule, vous la fermez, une fois n’est certes pas coutume. Et c’est toute l’extravagance d’un cabaret vert généralisé, celui de l’ardennais volant qui s’enfonçait alors dans les méandres du pays au-dessus du sien, version plus libérale et rieuse, déjà à l’époque, d’une province qu’il disait par ailleurs supérieurement idiote entre toutes, qui vous accueille. L’on vous parle, l’on s’intéresse, on échange de la chaleur véritable contre des bocks, on y fume du tabac de la Semois, puis, pour peu qu’on y séjourne quelques temps encore, l’on observe comment les gens s’occupent, trompent le vide laissé par d’anciennes fortunes, contrarient le nuage qui voile un soleil de toute façon ennuyeux. Pelletés après pelletés, les héritiers ici du noir jette au feu de la communauté la couleur de chacun. On y partage son bon vouloir, sa dignité, sa malice, on nourrit de gouaches et d’humour le caprice des flammes, ces essences naturelles de l’esprit wallon, une somme de valeurs qu’il suffisait de déterrer des termitières fermées d’un pays qui n’a jamais été à plat ventre.

Cette vallée noire, noire comme son sol, rouge comme un dessin d’Yslaire, et jaune comme ses liqueurs, qu’on a tout autant envie de fuir que d’aimer se conjugue aux verbes de son drapeau : partir, rester et revenir. Et c’est une enfant du pays qui vous le dit, au présent de l’indicatif. Sylvie se sert ainsi de sa ville natale non comme d’une blague mais comme d’une métaphore belge. Jeux de figurines : petits soldats et majorettes, princesse sans carrosse, géant aux échasses, chevalier en scooter, c’est le coffre à jouets du petit peuple reconverti en grand enfant qui parade dans les rues, histrions miniatures entre les mains de dieux amusés. Folle envie de rire comme de pleurer, une ambivalence qui forge un esprit aussi beau qu’innocent, résister avec l’hémisphère droit, résister par la fabrique des couleurs, pour cette ancienne Taïwan de l’Europe où tout se construisait jadis dans les larmes et le sang, quel pied de nez. Aujourd’hui donc, autour de l’humain, des cantons, de la vallée, s’orchestrent des badinages de survie, des incantations de remplacements, des catharsis plus fortes que l’histoire et ses cheminées, bref on congédie la malédiction du pays par l’esprit de carnaval. Ici on célèbre à longueur d’année, sans qu’il soit forcément besoin d’attendre les autorisations du calendrier, on célèbre les morts et on régénère la pulsion de vie, on fait l’éloge du désordre et du chaos mais aussi du bonheur simple de la création, on attise la gratuité du beau populaire, des feux artificiels faisant la nique à ceux éteints de l’hiver, on fait bombances pour moquer qu’on a que dalle, on a pour devises le tapage contre le silence, la licence séditieuse contre l’ennui social, la couleur contre la cendre, le mélange contre l’isolement. Prolongements des Saturnales, bacchanales, et autres éloges dionysiaques, la jouissance païenne est une priorité belge, construite sur le besoin d’exorciser le crassier, le sang et le soleil, ces trois mamelles du drapeau, de la Sambre et des images de Sylvie.

Cependant, et si on y regarde de plus près, qu’on demande aux images de défiler (sans jeu de mot) on s’aperçoit que les cotillons manquent, pas d’envolées picaresques, non plus que des kermesses explicites. C’est un cortège en sourdine que nous croisons, pétards étouffés, musiques lointaines et intérieures, parce que les cadrages sont souvent ceux d’avant ou d’après, nous fréquentons les préparatifs ou les adieux à la troupe, choix de Sylvie, langue de Sylvie, tempérament de Sylvie, pour rajouter à la finesse du paradoxe, de tous les paradoxes, la plus belle des déclarations à l’endroit de ceux que l’on veut fêter n’est-elle pas simplement la pudeur ? Soit au final le contraire du carnaval… Partir, rester, revenir, Sylvie la discrète conjugue dans le vacarme, le déluge des autres, c’est « un torse d’enfant candide qui surprend au milieu de l’orgie des tons purs : « c’est Donatello chez les fauves » pour le dire comme le grand critique Louis Vauxcelles… Cette pudeur qui devrait toujours être consubstantielle au style documentaire, met l’auteur face au renoncement de l’orgueil formaliste, celui qui ne fait que de la forme, quand l’artiste s’efface un peu au profit du modèle, quand il désenfle et que l’autre côté du miroir a lui aussi droit au chapitre, de réfléchir enfin, c’est à coup sûr le meilleur moyen de montrer ce qu’ils sont, l’artiste et le modèle, l’auteur et son sujet, d’où ils viennent et où ils vont… Alors oui, au sacrifice qui n’en est pas un de la pudeur, les choses sont montrées à l’équilibre juste, à l’équilibre de ce qu’il faut voir pour bien comprendre et de ce qu’il faut éluder pour comprendre tout le reste… Éluder et pointer, décrire sans juger, documenter en se préoccupant de la forme, sans pour autant trahir le fond, s’enquérir de ses personnages, du lieu et de l’époque, et raconter avec une économie de mots, ses mots à soi, une histoire, voilà toute morale photographique. Parce qu’il s’agit bien de morale : d’élever une valeur à la hauteur d’un pays, et s’il est noir ce pays, élever du vert, du bleu et du rouge, des voyelles contre des consonnes, assortir mademoiselle pudeur avec monsieur dignité, si ce n’est peut-être même en photographier les visages : à ce résultat Sylvie nous convie, en terre de jumelages, ses gueules noires ont des masques de couleurs, petit éloge de jadis les enfers et d’aujourd’hui le carnaval…

* Désignée comme la « ville la plus laide du monde », en 2009, par un magazine hollandais, Charleroi s’enorgueillit aujourd’hui de ce trophée !

** Sambre est une série de B.D. par Yslaire, dont l’héroïne a les yeux rouges…

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